Nous publions, avec l’autorisation de son auteur, un témoignage très instructif sur l’articulation efficace de différents types de luttes qui a conduit à une lutte victorieuse dans l’entreprise Courtepaille de Mouvaux en décembre 2019.
Récit par un militant CGT de la grève historique chez Courtepaille de décembre 2019
En cette période où licenciements et fermetures de restaurants planent sur les salariés, voici le récit d’une grève historique chez Courtepaille :
DES GERMES DU CONFLIT A L’ECLATEMENT DE LA GREVE. HISTOIRE D’UNE BATAILLE DANS LA RESTAURATION
Courtepaille est une chaine de restauration française qui exploite plus de 2 600 travailleur-euses. Rachetée par LBO pour la troisième fois en 2011 pour 245 millions d’euros, l’enseigne est actuellement détenue par le fonds de pension britannique ICG (Intermediate Capital Group).
À la veille de l’appel des organisations syndicales à la grève reconductible du 5 décembre 2019 contre la réforme des retraites, la quinzaine de salarié-es qui compose la petite structure (une centaine de couverts/jour) située à Mouvaux, se met en grève, revendiquant principalement : le paiement du salaire en une fois ; la reclassification de 9 salarié-es et l’amélioration des conditions de travail.
LES CONDITIONS D’ÉMERGENCE DE LA GRÈVE
La première contradiction remonte à novembre 2017 à l’annonce de l’assistant de direction (AD) de l’époque de la volonté patronale de faire travailler le personnel de Mouvaux le 31 décembre au soir.
Effectivement, la prise en étau de ce collectif de travailleur-euses entre l’organisation du travail qu’il applique habituellement et cette soudaine exigence patronale m’amène logiquement à consulter l’UL (union locale) CGT la plus proche. Exception faite du directeur, il est ensuite unanimement décidé de signifier notre refus d’obtempérer par l’affichage sur le lieu de travail de la « liste de ceux qui ne veulent pas travailler le 31 décembre 2017 au soir ». Finalement, le restaurant n’ouvrira pas ses portes.
Ainsi, la menace de bouleversement qu’a fait planer le patronat sur les intérêts matériels et moraux immédiats des travailleur-euses a été d’une ampleur telle qu’elle justifiât qu’on s’en empare opportunément pour « réinscrire dans un cadre de revendications collectives des doléances qui s’exprimaient jusqu’alors essentiellement dans une voie individuelle » (« Mais moi j’ai déjà prévu de voir mes potes » ; « C’est mort, j’suis en famille ce soir-là »).
Quatre mois et demi plus tard, l’UL CGT et moi-même impulsons au sein du Courtepaille Mouvaux des élections de DP (délégué du personnel) auxquelles sont présentées ma candidature et celle d’un collègue à la suppléance. Et ce n’est pourtant pas faute de recours syndicaux (appel à candidature FO) et autres techniques managériales (domestication ; répression) que le directeur (délégué syndical CFE-CGC) échouera à détourner les travailleur-euses de la représentation syndicale : le 14 mai 2018, en atteignant le quorum dès le 1er tour, les candidats CGT assurent désormais la délégation du personnel et sa suppléance.
Toujours garanti de l’appui logistique et de l’expertise de l’UL CGT, le travail syndical amorcé à la faveur de la grève peut ainsi se poursuivre pour :
– Inscrire dans l’imaginaire des salarié-es le lien entre le travail réalisé quotidiennement et le cadre défini par la convention collective hôtels, cafés, restaurants (CC HCR) et ainsi identifier les éventuelles transgressions au droit du travail par l’employeur. Par exemple, le directeur faisant exécuter de façon répétée et depuis des années par un serveur pour, je cite, « le faire grandir » des tâches de l’assistant de direction. Notons que 9 salarié-es sont dans ce cas de figure. De même que nous sommes amenés, sous couvert du concept de « polyvalence » et de l’utilisation dévoyée qui en est faite, à occuper quotidiennement deux voire trois postes simultanément, depuis des années.
– La seconde : tisser des liens entre le mouvement spontané des Gilets Jaunes et notre collectif de travail. Ainsi, sur invitation des travailleur-euses de Mouvaux, à trois reprises, plusieurs centaines de Gilets Jaunes ont fait escale au restaurant lors de leurs marches Tourcoing-Lille au grand dam de son directeur : c’est le symbole de l’unité des travailleur-euses en lutte dans la rue et dans les entreprises.
Cependant, force fût de constater que réunion DP après réunion DP, nous faisions face à la sourde oreille et la langue de bois du patronat de sorte que nous en avons conclu que la satisfaction dans nos réclamations (reclassification ; embauches ; indemnisations ; etc.) ne pourrait en passer par autre chose que la mobilisation collective. D’ailleurs, dès le mois de mai 2019, nous avertissions le directeur régional (DR) en ce sens :
« Qu’est-ce qui se passe si vous laissez une cocotte-minute trop longtemps sur le feu ? » : délégué du personnel
« Ben… elle explose ! » : DR (quarantaine, divorcé, 4 000€/mois minimum)
« Exactement, eh ben c’est la même chose pour nos réclamations qui demeurent insatisfaites depuis trop longtemps. Alors faites attention à l’insurrection qui vient ! » : délégué du personnel.
Finalement, tout comme la défense par la déléguée du personnel des intérêts matériels et moraux immédiats des salarié-es ne peut s’opérer sans les salarié-es, la satisfaction des salarié-es dans leurs réclamations ne peut s’obtenir sans la déléguée du personnel. Dit autrement, les salarié-es ne peuvent pas obtenir la stricte application du droit du travail en reprenant à leur compte les éléments de langage et les règles du jeu qu’imposent patrons et managers. Autrement dit, une barricade n’a que deux côtés. Il faut choisir son camp : soit avec l’exploiteur et ses sbires, soit avec les prolétaires et la CGT.
COLLABORATION OU AFFRONTEMENT
Absent durant deux mois pour maladie, j’ai été alerté durant cette période sur la dégradation des conditions de travail de mes collègues par la compagne d’un d’entre eux. Or, les salarié-es se sont farouchement opposés à cette nouvelle prescription de toute-puissance de « dégraisser (encore) les effectifs » de sorte qu’après avoir fait ce constat, la question s’est posée de savoir « comment défendre nos intérêts ? » et d’entendre la réponse d’un d’entre eux :
« Si je dois faire une grève de la faim ou m’immoler pour que la direction nous entende alors je le ferai » : R. (29 ans, 10 ans d’ancienneté, 1 500€/mois, AD, marié, 2 enfants, crédit immobilier).
Face à la détresse de certain-nes salarié-es la déléguée du personnel propose la tenue d’une assemblée générale (AG), composée de 7 salarié-es et démocratiquement souveraine auprès du reste du collectif absent, au terme de laquelle la décision est prise à l’unanimité de se mettre en grève le mercredi 4 décembre parce qu’« on n’a pas besoin de martyr mais de s’organiser contre eux ! ».
Une « collaboration » sans négociation :
Préavis de grève déposé la veille, banderole « À force de tirer ça va péter » placardée sur le panneau publicitaire du parking, tonnelle installée sur la terrasse, d’un côté 11 des 14 salarié-es sont en grève (2 sont absents pour maladie et accident de travail), de l’autre le directeur en poste est rejoint à l’intérieur du restaurant par la responsable des ressources humaines (RRH) venue « prendre connaissance des revendications » et « dialoguer avec les collaborateurs ».
Rapidement placée face à ses contradictions par les grévistes, la RRH nous fait comprendre qu’il faut reprendre le travail le soir-même sans contrepartie d’autant que nos revendications sont infondées. Or, c’est justement sur la base du mépris de la RRH et de l’absence de dialogue avec le directeur que les salarié-es votent à l’unanimité la reconduction de la grève au lendemain.
Ainsi, constatant que personne n’a pris son poste jeudi 5 au matin, le directeur rentre chez lui sur le coup de midi sans demander son reste. Les croyances des salarié-es en un « dialogue » et une « collaboration » avec le patronat s’envolent alors. La grève est reconduite au lendemain.
De la tentative de briser la grève à son durcissement :
Toutefois, la contre-attaque de l’adversaire n’a pas tardé puisque la journée du vendredi 6 décembre est marquée par l’arrivée de salarié-es extérieurs à l’établissement (Denain ; Boulogne-sur-mer ; Caen ; Nancy ; Villeneuve d’Ascq ; etc.) afin de permettre, disent-ils, « la poursuite de l’activité ».
Très vite qualifiés de briseurs de grève, ils ont permis de remettre en route l’activité du restaurant (35 couverts au midi) après deux jours de disette du patronat. Dès lors, il s’est agi non seulement de combattre le vent de pessimisme et de fatalisme qui commençait à se diffuser dans nos rangs mais aussi de riposter par le durcissement de la grève. De sorte que deux groupes, composés de grévistes, syndicalistes et Gilets jaunes se sont répartis les tâches : l’un tient le piquet pendant que l’autre est chargé de ramener la camionnette de l’UL CGT remplie de palettes.
Installée au pied des escaliers du restaurant, la barricade derrière laquelle se sont retranchés les grévistes et soutiens opère un effet dissuasif immédiat sur l’intention de dîner de la clientèle. Résultat, c’est cinq couverts au soir.
Ainsi, conscient que le patronat s’est organisé contre nous plutôt que de répondre à nos revendications et forts de l’expérience collective d’avoir repoussé efficacement l’offensive de l’ennemi : la reconduction de la grève est votée jusqu’au lundi 9 décembre, convaincus que nous sommes qu’il faut continuer à prendre le patronat au portefeuille afin d’asseoir plus encore le poids de nos revendications.
Les 4ème et 5ème jours, les briseurs de grève font chou blanc puisque les grévistes et leurs soutiens privent le patronat des deux plus grosses recettes de la semaine : « 0 couvert, 0€ pour l’actionnaire ! » D’autant que le 6ème jour est marqué par plusieurs évènements, bons pour le moral des troupes :
– La médiatisation du conflit par la presse papier et télévisuelle locale (Voix du Nord ; Grand Lille TV) ;
– Une concertation entre 7 des grévistes et l’inspecteur du travail de secteur qui vient asseoir la légitimité de nos revendications en confirmant leur bien-fondé juridique ;
– Une « coupure d’électricité » du restaurant qui va conduire les sbires du patronat à jeter une partie de leur marchandise (« Septième jour de grève pour 11 des 14 salariés du restaurant Courtepaille de Mouvaux », Article de la Voix du Nord du 09/12/2019).
La délégation sur les lieux d’un huissier aura un effet boomerang : outre que seul le maintien de l’accessibilité au public (passage handicapé oblige) et l’absence de dégradations seront constatés, ce choix confirme précisément le sacrifice du social à l’économique que pratique Courtepaille tout en contenant le risque d’écorner l’image « esprit de famille » associée à l’enseigne. Pris à son propre jeu et redoutant une publicisation qui induirait la contamination d’autres sites, le patronat ouvre les négociations.
Quelques miettes contre la reprise :
Mardi 10 décembre, tandis que les grévistes jouent à domicile et mènent au score avec un 7ème service consécutif à vide, un « Directeur des ressources humaines, opérations » (DRH) est dépêché pour « trouver une sortie de conflit favorable ». Réunis en AG, les grévistes peaufinent leurs revendications en amont et reposent comme absolue la nécessité pour chacun d’œuvrer au nom de l’intérêt collectif pour se prémunir du jeu du DRH qui est d’individualiser les situations de travail. Deux salarié-es exposeront pourtant dans notre dos des doléances individuelles au prétexte, pour l’un, de « gagner du temps en obtenant des propositions ».
Toutefois, après 20 minutes de « négociations » et l’absence totale de proposition de la part du DRH, la déléguée du personnel interrompt les négociations et somme celui-ci de quitter sur-le-champ le piquet de grève. La déléguée du personnel achève de court-circuiter ce dernier en sollicitant la tenue immédiate d’une AG pour y soumettre une proposition de reconduction de la grève.
En l’état, et malgré des échanges houleux, il est décidé d’une reconduction du mouvement.
Plus tard dans la journée, même l’exigence de reprise d’activité par le DRH ne fera pas céder la partie du collectif présente à l’énoncé des « contreparties » proposées en échange de :
– « La fermeture à titre exceptionnel du restaurant de Mouvaux pour la soirée du réveillon du 31 décembre 2019 (…) ;
– L’ouverture d’un poste d’adjoint au sein du restaurant avant la fin de l’année (…) ;
– La mise en place d’une garde l’après-midi pour une période test à compter du 1er janvier ».
Aussi, le patronat ayant acté l’échec des négociations et l’incapacité à accueillir les clients depuis 9 services consécutifs, dès mercredi 11, ses émissaires ont ordre de liquider la marchandise et de fermer le restaurant « par mesures de sécurité » avant de se retirer.
Fermeture du restaurant, convergences et solidarités :
Le surlendemain, les grévistes reçoivent du patronat un courrier à leur attention qui accuse nommément le délégué du personnel et l’UL CGT d’être responsables de l’échec des négociations, notamment en prônant le rapport de force plutôt que le dialogue social. Dans l’attente d’une réunion arrêté le 20 décembre entre salarié-es, DR et la RRH, le DRH renvoie également les salarié-es vers cette dernière pour toute demande personnelle ou éventuelle reprise du travail.
Cependant, l’UL CGT et la déléguée du personnel s’assurent, le jour-même, non seulement de dénoncer publiquement ce courrier mais aussi de solliciter l’intervention du Directeur de l’Inspection du Travail afin d’organiser une médiation. Dans l’attente d’une réponse de la DIRECCTE, les grévistes votent à l’unanimité la reconduction de la grève jusqu’au 20 décembre et continuent de s’organiser créant ainsi des convergences et des solidarités :
– Participation aux manifestations contre la réforme des retraites du gouvernement Macron ;
– Barbecues de lutte avec cheminots, étudiants, Gilets jaunes et syndicalistes sur le parvis du restaurant permettant de renflouer la caisse de grève ;
– Interviews aux radios locales et journaux (l’Humanité ; Ensemble) ;
Or, lundi 16 décembre, la RRH annonce téléphoniquement à chacun-e des salarié-es que « la direction a mandaté un cabinet spécialisé en conseil et médiation de conflit du travail pour animer une réunion avec l’ensemble de l’équipe mercredi 18 ». Sans prendre de risques, on peut faire l’hypothèse qu’à l’origine du rétropédalage du patronat de Courtepaille se trouve la convocation de ce dernier par la DIRECCTE en commission régionale de conciliation le 27 décembre.
Les négociations entre les six salarié-es et leur conseil d’un côté, la RRH et le « médiateur » (engagé par Courtepaille) de l’autre se sont déroulées au sein du restaurant de Mouvaux durant deux jours :
– Si la sous-classification de salarié-es au regard de la grille de la CC HCR en vigueur ainsi que l’usage dévoyé du concept juridique de polyvalence sont reconnus par la RRH, en revanche, la possibilité par la suite pour notre avocate d’entamer avec qui le souhaite des procédures prud’homales, assortie de 670€ brut de dédommagement par salarié-es sont autant de propositions évoquées par le médiateur comme contrepartie suffisante à l’arrêt de la grève.
Nous n’en sommes pas d’accord ;
– Le deuxième jour (16ème jour de grève) nous refusions toujours la reprise du travail même si le médiateur la renégocie à 670€ net. Notre demande de mise en contact avec l’avocat de Courtepaille met un terme aux négociations.
Finalement, notre avocate annulera la commission régionale de conciliation après avoir travaillé sur la base d’une prime différenciée entre grévistes et non grévistes avec l’accord des salarié-es.
UN PATRONAT À GENOUX ET LES FRUITS DE LA VICTOIRE
Après des années passées à occuper des doubles et triples postes, à effectuer des tâches pour lesquelles nous n’étions pas payés, bien que la déléguée du personnel CGT ait, maintes fois durant un an et demi, alerté sur la dégradation de nos conditions de travail et réclamé la stricte application du droit du travail… en vain… un salarié dit tout haut ce que d’autres pensent tout bas : pour se faire entendre par la direction, il menace d’attenter à sa vie.
C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de l’insatisfaction et qui déclenche la grève. D’abord prévue pour une journée, elle a duré 20 jours et se ponctue par l’obtention de :
– La mise en place d’un calendrier de négociations en vue de faire passer des entretiens individuels aux salarié-es ;
– Une prime de 450€ pour l’ensemble des salarié-es et qui tient compte du travail effectué ces derniers mois ;
– Une prime spéciale supplémentaire pour les grévistes de 450€ ;
Par ailleurs, la prise en charge des honoraires de notre avocate que nous avons obtenue a permis la répartition entre grévistes d’une partie des 3 000€ récoltés via notre caisse de grève et d’en réinvestir une autre dans un repas festif organisé à l’UL CGT de Tourcoing le 3 janvier 2020 en remerciement à tous nos soutiens. L’entièreté de la recette de la soirée, 760€, a été versée aux cheminots de Lille en lutte depuis plus d’un mois.
Cela dit, conscients d’avoir consenti au compromis en terminant notre grève sans que la totalité de nos revendications aient été acceptées nous avons gagné sur certaines d’entre elles. Pour le reste, les plus déterminés d’entre les grévistes ont engagé une nouvelle bataille contre Courtepaille en assignant le patronat au Conseil des Prud’hommes.
Finalement, les combats menés par les salarié-es du restaurant Courtepaille de Mouvaux, avant, pendant et après la grève, afin de faire valoir leurs intérêts au détriment de ceux du patronat sont donc exemplaires. Mais ils ne sont qu’un côté du combat puisque pour la CGT il faut changer la société !