A l’occasion de la date-anniversaire de la mort d’Antonio Gramsci le 27 avril 1937, nous publions trois des textes les plus fondamentaux du théoricien marxiste et leader du mouvement ouvrier italien et mort en prison sous le régime fasciste de Mussolini.
– « Démocratie ouvrière », 21 juin 1919
– Extraits de « Syndicats et conseils », octobre 1919
– « Le conseil d’usine », juin 1920
Ces trois textes, relatifs au développement théorique et pratique des « Conseils d’usine » ont été publiés en 1919 et 1920, en plein « biennio Rosso » (en français, « Les deux années rouges »). Cette période s’ancre évidemment dans le cadre plus large des bouleversements politiques et socioéconomiques qui embrasent l’Europe et le monde entier à la fin de la Première guerre mondiale et après la Révolution d’Octobre 1917 et l’avènement de la Russie soviétique.
L’Italie est ainsi secouée par des révoltes ouvrières, des mobilisations paysannes, des occupations de terrains et d’usines suivies parfois de tentatives d’autogestion. La prise du pouvoir en Italie par les fascistes en 1922 est ainsi la réaction de classe de la bourgeoisie et de l’aristocratie après cette période d’agitation révolutionnaire.
Notre objectif, en publiant aujourd’hui ces trois textes centenaires, est tout simplement de réintroduire certains concepts au cœur de la bataille des idées. A l’heure d’une pandémie mondiale et d’une crise économique XXL qui a brisé bien des certitudes, tant chez les classes dominantes et dirigeantes que dans la population toute entière, nous ne pouvons que constater la « redécouverte » des inégalités sociales et la « redécouverte » du caractère fondamental de certaines productions industrielles et donc de pans entiers de la classe ouvrière sans laquelle le pays et la société s’effondrerait.
Par ailleurs, l’expression « dictature du prolétariat », employée par Gramsci, est largement utilisée par nombre d’acteurs politiques et syndicaux jusqu’à la moitié du siècle dernier. Cette « dictature démocratique du prolétariat » n’a évidemment rien à voir avec les « dictatures dissimulées du capital » (nos sociétés « démocratiques » actuelle) ou les « dictatures ouvertes et terroristes du capital » (fascisme, nazisme, régime de Pinochet, etc..). Il s’agit en réalité d’une phase de la révolution durant laquelle les révolutionnaires mettent en place les bases de la future société en empêchant la bourgeoisie de rétrograder vers un retour au capitalisme. Elle correspond à ce qu’on appelle également « démocratie ouvrière ».
L’idée de « Conseil d’usine » (ou Soviet, ou Conseil ouvrier, ou Conseil d’atelier et de service), n’est donc pas une idée « neuve », mais on peut, à la lecture de ces textes, et au prisme du contexte actuel où les idées sont de nouveau en mouvement, constater que ces concepts n’ont jamais autant été d’actualité pour réellement « changer de terrain », et rendre réalisable l’auto-émancipation des travailleurs.
« Le conseil d’usine », Antonio Gramsci, juin 1920
La révolution prolétarienne n’est pas l’acte arbitraire d’une organisation qui s’affirme révolutionnaire ou d’un système d’organisations qui s’affirment révolutionnaires. La Révolution prolétarienne est un processus historique très long qui s’incarne dans le surgissement et le développement de forces productives déterminées (que nous résumons dans l’expression – prolétariat –) dans un contexte historique déterminé (que nous résumons dans les expressions « mode de propriété individuelle, mode de production capitaliste, système de la fabrique, mode d’organisation de la société dans l’Etat démocratico-parlementaire »). Dans une phase déterminée de ce processus, les forces productives nouvelles ne peuvent plus se développer et s’organiser de façon autonome dans les schémas officiels dans lesquels se déroule la vie collective : dans cette phase déterminée intervient l’acte révolutionnaire qui consiste à briser violemment ces schémas, à détruire tout l’appareil du pouvoir économique et politique, dans lequel les forces productives révolutionnaires sont opprimées, c’est-à-dire à anéantir la machine de l’Etat bourgeois pour constituer un type d’Etat dans lequel les forces productives libérées trouvent la forme adéquate à leur développement ultérieur et l’organisation nécessaire et suffisante pour la suppression de leurs adversaires.
Le processus réel de la Révolution prolétarienne ne peut être identifié au développement et à l’action des organisations révolutionnaires de type volontaire et contractuel comme le parti politique et les syndicats professionnels qui sont nés dans le camp de la démocratie bourgeoise et de la liberté politique (comme affirmation et développement de la liberté politique). Ces organisations dans la mesure où elles incarnent une doctrine qu’interprète le processus révolutionnaire et en prévoit (dans certaines limites de probabilité historique) le développement, dans la mesure où elles sont reconnues par les masses comme le reflet et comme un appareil de gouvernement embryonnaire, sont et deviendront de plus en plus les agents directs et responsables des actes successifs de libération que la classe ouvrière tout entière tentera d’accomplir dans le cours du processus révolutionnaire. Mais elles n’incarnent pas ce processus, elles ne dépassent pas l’Etat bourgeois, elles n’embrassent pas et ne peuvent pas embrasser tout le pullulement des forces révolutionnaires que le capitalisme déchaîne dans son fonctionnement implacable de machine à exploiter et à opprimer.
Dans la période de prédominance économique et politique de la classe bourgeoise, l’évolution du processus révolutionnaire se fait souterrainement dans l’obscurité de l’usine, dans l’obscurité de la conscience des multitudes immenses que le capitalisme soumet à ses lois. Il n’est pas contrôlable et perceptible, et le deviendra à l’avenir seulement quand les éléments qui le constituent (les sentiments, les velléités, les habitudes, les germes ‘initiative et de conceptions morales) se seront développés et purifiés avec l’évolution de la société et de la situation que la classe ouvrière occupe dans le camp de la Production. Les organisations révolutionnaires (le parti politique et le syndicat) sont nés dans le camp de la liberté politique, dans le camp de la démocratie bourgeoise, comme affirmation de la liberté et de la démocratie en général, dans un camp dans lequel subsistent les rapports de citoyen à citoyen : le processus révolutionnaire lui se manifeste au niveau de la production, dans l’usine, où les rapports sont des rapports d’oppresseur à opprimé, d’exploiteur à exploité, où il n’existe pas de liberté pour l’ouvrier, où il n’existe pas de démocratie. Le processus révolutionnaire se manifeste là où l’ouvrier n’est rien et veut devenir tout, là où le pouvoir du propriétaire est Illimité, est pouvoir de vie et de mort sur l’ouvrier, sa femme et son fils.
Quand le processus historique de la Révolution ouvrière – immanent dans le mode de vie collective du régime capitaliste, conforme à des lois et se développant nécessairement par la confluence d’une multiplicité d’actions, incontrôlables parce que créées par une situation non voulue et non prévue par l’ouvrier – devient-il contrôlable et repérable ?
Il le devient quand toute la classe ouvrière est devenue révolutionnaire non au sens où elle refuse génériquement de collaborer aux institutions de gouvernement de la classe bourgeoise, non au sens où elle représente une opposition dans le camp de la démocratie, mais au sens où tous les travailleurs qui se retrouvent dans l’usine commencent une action qui nécessairement doit déboucher dans la fondation d’un Etat ouvrier, qui nécessairement doit conduire à organiser la société d’une façon originale sous une forme universelle qui embrasse toute l’Internationale et par conséquent toute l’humanité. Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire précisément parce que nous constatons que la classe ouvrière, dans toutes les nations, avec toute son énergie – quelles que soient par ailleurs les erreurs, les hésitations propres à une classe opprimée qui n’a pas d’expérience historique et doit inventer presque tout – tend à créer des institutions de type nouveau au niveau ouvrier, à base représentative et selon un schéma industriel. Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend aveu toutes ses forces, avec toute sa volonté à fonder son Etat. C’est pourquoi nous disons que la naissance des conseils ouvriers d’usine représente un grand événement historique, le début d’une ère nouvelle dans l’histoire du genre humain. Par là le processus révolutionnaire vient à la lumière, entre dans la phase où il peut être contrôlé et calculé.
Dans la phase libérale du processus historique de la classe bourgeoise et de la société dominée par elle, la cellule élémentaire de l’Etat était le propriétaire qui dans l’usine subjugue à son profit la classe ouvrière. Dans la phase libérale le propriétaire était aussi entrepreneur et industriel. Le pouvoir industriel, le fondement du pouvoir industriel était dans l’usine et l’ouvrier n’arrivait pas à libérer sa conscience de la conviction que le propriétaire était nécessaire, car il l’identifiait avec la personne de l’industriel, avec la personne du gestionnaire responsable de la production, responsable par conséquent de son salaire, de son pain, de ses habitudes de vie et de son toit.
Dans la phase impérialiste du processus historique de la classe bourgeoise, le pouvoir industriel sur toute usine se détache de l’usine et se concentre dans un trust, dans un monopole, dans une banque, dans la bureaucratie étatique.
Le pouvoir industriel devient irresponsable et par conséquent plus autocratique, plus impitoyable, plus arbitraire. Mais l’ouvrier, libéré de la suggestion par le « chef », libéré de l’esprit hiérarchique servile, poussé par les conditions générales dans laquelle se trouve la société en fonction de la nouvelle phase historique, fait des conquêtes inappréciables d’autonomie et d’initiative.
Dans l’usine la classe ouvrière devient un instrument de production déterminé dans une organisation déterminée. C’est par hasard que chaque ouvrier entre dans ce corps constitué pour ce qui concerne la destination de son travail, puisqu’il représente une nécessité déterminée du processus de travail et de production. C’est seulement pour cela qu’on l’emploie et qu’il peut gagner son pain : il est un engrenage de la machine – division du travail, de la classe ouvrière se déterminant en un instrument de production. Si l’ouvrier acquiert une conscience claire de sa nécessité déterminée et en fait le fondement d’un appareil représentatif de type étatique, c’est-à-dire non volontaire ou contractuel, par voie d’adhésion, mais absolu, organique, collant à une réalité qu’il est nécessaire de reconnaître pour assurer le pain, le vêtement, le toit, la production industrielle. Si l’ouvrier, si la classe ouvrière font cela, ils font une chose grandiose, ils inaugurent une histoire nouvelle, celle des Etats ouvriers qui doivent confluer dans la formation de la société communiste, d’un monde organisé conformément à la grande entreprise mécanisée, dans la formation de l’Internationale communiste dans laquelle chaque peuple, chaque partie de l’humanité prennent figure en tant qu’ils exercent une production déterminée et non plus en tant qu’ils sont organisés sous la forme de l’Etat et dans des frontières déterminées.
En construisant cet appareil représentatif la classe ouvrière procède à l’expropriation de la machine essentielle, de l’instrument de production le plus important, la classe ouvrière elle-même, retrouvée, en possession de la conscience de son unité organique et opposée unitairement au capitalisme. La classe ouvrière affirme ainsi que le pouvoir industriel dans son fondement doit retourner dans l’usine ; elle pose l’usine comme la forme dans laquelle elle se constitue en corps organisé, comme la cellule d’un nouvel Etat, l’Etat ouvrier, et comme la base d’un nouveau système représentatif, le système des conseils. L’Etat ouvrier, dans la mesure où il se donne une configuration productive, crée déjà les conditions de son développement, de sa dissolution en tant qu’Etat, de son incorporation dans un système mondial, l’Internationale Communiste.
Aujourd’hui, dans le conseil ouvrier d’un grand établissement mécanisé chaque équipe de travail se fond, du point de vue prolétarien, avec les autres équipes, et chaque moment de la production industrielle se fond, d’un point de vue prolétarien, avec les autres moments en marquant le processus productif. De même, dans le monde le charbon anglais se fond avec le pétrole russe, le blé sibérien avec le soufre de Sicile, le riz du Vercellese avec le bois de Styrie… dans un organisme unique sous administration internationale qui gouvernera la richesse du globe au nom de l’humanité tout entière. En ce sens le conseil ouvrier est la première cellule d’un processus historique qui doit culminer dans l’internationale communiste, non plus comme organisation politique du prolétariat révolutionnaire, mais comme réorganisation de toute la vie collective, nationale et mondiale. Toute action révolutionnaire n’a de valeur, de réalité historique que si elle s’insère dans ce processus, que si elle est conçue comme un acte de libération par rapport aux superstructures bourgeoises qui empêchent et entravent ce processus.
Les rapports qui doivent exister entre le parti politique et le conseil d’usine, entre le syndicat et le conseil d’usine résultent implicitement de cette façon de voir. Le parti et le syndicat ne doivent pas se poser en tuteurs ou comme superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la Révolution prend une forme contrôlable. Ils doivent se faire les agents conscients de sa libération par rapport aux forces répressives coiffées par l’Etat bourgeois, ils doivent se proposer d’organiser les conditions externes générales (politiques) où le processus révolutionnaire se fera plus rapide, où les forces productives libérées trouveront leur expansion maximale.