53e CONGRES DE LA CGT : REPOLITISATION OU RECENTRAGE ?

Nous partageons et relayons ce dossier consacré au 53e congrès de la CGT et publié par la Fédération nationale des Industries Chimiques CGT (FNIC CGT) dans la « Voix des Industries chimiques fin mars début avril).

53e CONGRES DE LA CGT : REPOLITISATION OU RECENTRAGE ?

Reconstruire une organisation syndicale politisée

Va-t-on vers un essoufflement du mouvement social contre la réforme des retraites Macron/
Borne ? Et si c’est le cas, comment aborder la question de la stratégie des luttes dans le monde du travail, en particulier sur les questions nationales interprofessionnelles, dont la dimension est d’évidence de nature hautement politique ? Quelle démarche faut-il engager, en s’appuyant sur l’expérience vécue et l’histoire sociale récente ? Tel est le sujet de ce dossier.

LE DIALOGUE SOCIAL N’EST PAS NATUREL, IL A ETE INVENTE

Jusque dans les années 1970, les rapports sociaux étaient largement dominés par la démarche portée par la CGT :

  • Établissement des revendications syndicales à partir des aspirations des travailleurs.
  • Construction du rapport de forces, exprimée le plus souvent par la grève.
  • Négociation.
  • Conclusion d’un accord qui cristallise le rapport de forces à un moment donné.

Face à ce modèle basé sur la lutte des classes, une partie du patronat et de la gauche anticommuniste s’associent pour contourner et éteindre les revendications quantitatives des syndicats et singulièrement, de la CGT. C’est à la suite de la grande grève des mineurs de 1963 que la notion de « dialogue social » est inventée par un haut fonctionnaire, le socialiste Jacques Delors, qui fera par la suite une carrière syndicale (CFDT), puis politique (PS). Il s’agit de créer un agenda de rencontres régulières entre les organisations patronales et syndicales de salariés, rebaptisées pour le coup « partenaires sociaux », pour organiser des négociations à froid, ayant pour objectif d’éliminer la conflictualité dans les rapports sociaux. À l’époque, cela est totalement nouveau et loin d’être naturel.

Le dialogue social suppose deux dimensions :

> Le désengagement de l’État par la décentralisation des rapports sociaux.

> Le remplacement de la loi par le contrat, notion au cœur du capitalisme.

Pour développer cette nouvelle forme pacifiée des relations sociales, il est nécessaire de :

> Mettre en avant des revendications qualitatives, réduction des écarts de salaires, participation au fonctionnement de l’entreprise, etc.

> Multiplier les instances de concertation et de négociation dans l’entreprise, afin de fabriquer, sur l’ensemble des sujets, un consensus capital- travail dépassant la lutte des classes.

> Élargir les droits des Comités d’Entreprise sur les questions financières, créer des administrateurs salariés dans les CA, établir l’obligation annuelle de négocier les salaires, etc.

C’est donc, par une lente construction et une volonté politique constante qu’a
été créé de toutes pièces ce « dialogue social », pourtant présenté comme une
démarche d’évidence, voire « naturelle », qu’il est quasiment saugrenu de remettre en question, sauf pour l‘améliorer ou le renforcer.

À partir de 1981, le dialogue social se développe, les alternances politiques droite/gauche ne viennent ni le remettre en question, ni même le ralentir, bien au contraire :

> En 1982 sont inventés les accords dérogatoires à l’ordre public, que Fillon va étendre en 2004, El Khomri (loi travail) en 2016, puis Macron en 2017, avec la fin du principe de faveur dans la hiérarchie des normes : c’est désormais le contrat et notamment l’accord d’entreprise, qui prime sur la Convention collective, voire la loi.

> En 1986, les lois Séguin créent les contrats de conversion, ouvrant la voie aux PSE (Plan de Sauvegarde de l’Emploi), où les élus des travailleurs deviennent cogestionnaires des licenciements.

> En 1998/2000, les lois Aubry sur les 35 heures introduisent le principe d’une concertation entre les « partenaires sociaux », elle-même débouchant sur un Accord national interprofessionnel.

C’est donc le contrat collectif qui sert désormais de base à la loi.

LE RECENTRAGE DE LA CGT

Au conflit de classe s’est ainsi, peu à peu, substitué ce « dialogue social » et on peut affirmer sans exagération que le dialogue social, c’est le contraire de la lutte des classes.

Pour mémoire, la lutte des classes n’est pas un choix politique, mais elle est inhérente à la nature même du capitalisme qui oppose les intérêts des producteurs de la richesse que sont les travailleurs et les travailleuses d’une part, et ceux des détenteurs des moyens de production que sont les capitalistes.

La classe dominante, à savoir les propriétaires des moyens de production et d’échange, n’est pas dominante parce qu’elle est riche. Elle est dominante car elle choisit où va le capital, qui produit la valeur, donc qui travaille, quand et pour faire quoi. Dans ce contexte, l’effacement de l’existence même de la lutte des classes aux yeux des travailleurs est une question hautement stratégique pour la classe dominante. Telle est la fonction du dialogue social !

Les clivages politiques droite/gauche s’effacent sur ce sujet qui touche le cœur du Capital. Et sur le plan syndical aussi, cela a nécessité une normalisation qui est toujours à l’œuvre aujourd’hui, pour poser la démocratie libérale comme un horizon indépassable.

Ce qu’on a appelé le « recentrage » de la CFDT s’est produit vers 1978. Jusque-là, cette organisation se revendiquait être de « lutte de classe ». Mais ce qui est tabou dans la CGT, c’est de reconnaître que ce phénomène de recentrage a également été mis en œuvre dans notre organisation à partir des années 1990 et s’est accentué avec l’arrivée de Bernard Thibault à la tête de la CGT.

À cette époque, la CGT perd les deux tiers de ses adhérents, la désindustrialisation s’accélère, et au niveau international, c’est l’agonie puis la disparition de l’Union soviétique en 1991, autrement dit la fin du « socialisme réel » sur lequel était construit le projet social de la CGT.

Peu d’analyses sont tirées de la concordance de ces événements. La CGT abandonne toute réflexion politique et se rabat quasi uniquement sur « la revendication dans l’entreprise », un repli alors théorisé par Maryse Dumas qui entrera par la suite au Bureau confédéral.

Cette évolution pour une CGT « moderne » s’est traduite par l’abandon dans les faits, si ce n’est dans les mots, de toute démarche vers une société alternative au capitalisme.

Certes, on maintient dans les statuts, dans les discours, que l’organisation nationale interprofessionnelle qui se nomme la CGT, reste une organisation de lutte de classes, une organisation de transformation sociale. Mais la réalité est bien loin du prescrit !

En devenant un syndicat de la négociation et du compromis, la CGT s’est rangée à l’idée dominante de démocratie sociale, à savoir que les syndicats n’ont pas à porter un projet politique, mais doivent se borner à un rôle de régulateur du capitalisme

Cette transformation permet à la CGT d’intégrer la Confédération européenne des Syndicats en 1999, et la CISL (devenue la CSI : Confédération syndicale internationale) en 2006. Elle se traduit sous divers aspects et a plusieurs conséquences :

Ø Renforcement des processus de négociation au quotidien, amenant une institutionnalisation des pratiques syndicales à tous les niveaux et aussi une professionnalisation. Cela se traduit, par exemple, par la présence de 180 conseillers confédéraux employés à Montreuil, qui œuvrent à instruire les dossiers, voire à représenter l’organisation CGT dans les centaines d’instances ouvertes à l’intégration d’un syndicalisme « responsable », comme l’a rappelé Sophie Binet au sortir de sa première réunion avec Borne à Matignon. Cela se traduit aussi, dans les entreprises, par le remplacement de l’indispensable présence des militants sur le terrain, par la démultiplication des réunions avec le patron, avec des agendas surchargés pour des thématiques très éloignées des préoccupations des salariés.

Ø Recentrage sur les institutions représentatives du personnel d’où l’acceptation en 2008 de la réforme des règles de représentativité syndicale, basée désormais sur l’audience électorale dans l’entreprise et sur le caractère « républicain » du syndicat. Cette dérive profonde s’est ainsi opposée à la légitimité qu’on peut qualifier « de classe » de la CGT, basée sur son contact permanent avec les travailleurs et travailleuses, et la pratique de la démocratie directe illustrée notamment par les Assemblées générales de grève.

Ø Séparation de l’espace politique et de l’espace syndical, ce qui réduit le champ d’action de la CGT à être un corps intermédiaire, autrement dit un supplétif de l’appareil d’État dans la régulation du capitalisme. On a aujourd’hui une dépolitisation généralisée dans la CGT, qu’on retrouve en particulier dans les contenus de formation syndicale.

Ø Stratégie du syndicalisme rassemblé : la CGT s’étant normalisée et se limitant à une action professionnelle en lien avec le travail, il est logique qu’elle se rapproche au niveau national de l’ensemble des autres organisations pour agir de concert dans ce cadre étroit.

Il n’y a plus de différence de nature entre la CGT (qui ne veut plus changer de société que dans les mots) et les autres syndicats, seulement une différence de mesure, la CGT conservant encore une image plus radicale que d’autres, et encore.

Que les évolutions de ces 25 dernières années dans la CGT soient le fruit de décisions et d’orientations prises consciemment par les syndicats, rien n’est moins sûr et cela mérite déjà débat. Mais au-delà, ne doit-on pas faire le bilan objectif de l’efficacité de cette démarche, un bilan qui n’est jamais fait ?

Il ne s’agit pas de faire le procès de l’unité syndicale dans son ensemble. Au niveau de l’entreprise, sur des questions qui visent à défendre la revendication immédiate, par exemple augmenter les salaires, la stratégie de l’unité syndicale est souvent payante et permet d’engranger des gains pour les travailleurs.

En revanche, au niveau national interprofessionnel, le panier est vide. Depuis 25 ans, le monde du travail n’a enregistré que des reculs, à l’exception notable de la bataille contre le CPE en 2006, où la mobilisation intersyndicale n’a jamais réussi qu’à éviter un recul, et non enregistrer un gain.

La séquence de la bataille contre la réforme des retraites 2023 doit être analysée à cette lumière. La démarche dépassionnée des « journées d’action » dites saute-mouton, n’a toujours pas réussi à faire plier le gouvernement. Pire, elle a servi de prétexte à certaines organisations syndicales, et certaines fédérations dans la CGT, à ne pas agir en faveur du développement des grèves reconductibles, qui sont restées limitées à un faible nombre de secteurs économiques.

Le bilan est désastreux pour le monde du travail. L’orientation stratégique du dialogue social a « normalisé » la CGT pour la rendre compatible avec le capitalisme, en tant qu’organisation nationale interprofessionnelle. Nombreux pourtant sont les travailleurs et les syndicats à attendre de la CGT qu’elle remplisse son rôle historique émancipateur, celui de construire au réel une alternative sociale, en association ou pas avec une ou des forces politiques.

LA CGT N’A PAS A ÊTRE NI LEGALISTE, NI « RESPONSABLE », NI REPUBLICAINE

Le monde du travail a besoin de retrouver une organisation syndicale subversive, résolument en dehors de l’ordre politique, économique et social dominant. Cela passe par le choix d’une repolitisation du syndicalisme, condition nécessaire pour reconstruire en toute indépendance l’alternative dont nous avons besoin.