Au lendemain de l’annonce présidentielle, et en contradiction flagrante avec les propos du ministre de l’Éducation nationale, les établissements scolaires fermaient leurs portes. Dès lors, Jean-Michel Blanquer n’a eu de cesse de scander sa fumeuse « continuité pédagogique », et d’organiser le télé-travail des enseignants.
Les dangers du télé-travail
La mise en place du télé-travail entraîne une redéfinition dangereuse des relations entre les personnels. D’abord les enseignants sont plus isolés que jamais. Confiné derrière leurs ordinateurs, ils doivent coûte que coûte mettre en œuvre le plan de « continuité pédagogique » décidé unilatéralement par le ministre, sans concertation avec leurs collègues et les syndicats, et sans moyen matériels mis à leur disposition.
Dans le primaire, Blanquer accentue la pression sur les directeurs et directrices d’écoles en leur demandant d’assurer le suivi des familles, et de contrôler le travail effectué par leurs collègues. Dans le secondaire, les nombreux bugs des plates-formes numériques ont amené les enseignants à prendre des décisions contraires à la réglementation, en ayant par exemple recours aux réseaux sociaux (WhatsApp, Discord, SnapChat, Facebook,..) qui ne sont pas conformes à la RGPD, et se placent ainsi dans l’illégalité.
De plus, l’absence totale de textes réglementaires régissant le télé-travail livre les personnels de l’Éducation nationale aux caprices de la hiérarchie (ministre, recteurs, chefs d’établissement). Le suivi téléphonique des élèves dans le primaire et le secondaire réalisé par les enseignants, ou par d’autres personnels (CPE, AED, AESH,…) avec leur téléphone privé en est un premier exemple. La création de documents pédagogiques à destination des élèves par les surveillants en est un autre. Enfin, la question de la reconnaissance du travail réalisé à distance, au-delà de sa pertinence, est déjà l’objet d’une tension.
La multiplication de déclarations de membres du gouvernement soutenant l’idée que les enseignants et leurs élèves sont en vacances traduisent l’amateurisme des ministres. Ces déclarations révèlent également la « considération » portée au métier d’enseignant ainsi la tentation évoquée par Blanquer de prolonger l’année scolaire en réduisant les congés d’été. « Une solution envisageable » selon l’ancien patron de l’EHESS.
Si le télé-travail pose de nombreuses questions dans sa mise en place, il pose également une question de fond, celle de sa pertinence.
La continuité pédagogique et la dématérialisation de l’enseignement
La « continuité pédagogique » définit par le ministère de l’éducation nationale a pour objectif de « maintenir les acquis déjà développés »[1] et « d’acquérir des compétences nouvelles »[2]. Il s’agirait donc de permettre aux élèves de « progresser dans leurs apprentissages »[3] à distance. Cette continuité nie les inégalités face aux apprentissages entre les élèves d’une part, le rôle fondamental des interactions entre professeur et élèves d’autre part.
Les inégalités sociales, contrairement à ce que semble penser Blanquer, ne s’arrêtent pas à la porte des écoles. Elles s’expriment d’abord, matériellement, par une inégalité d’accès à l’outil informatique. Des centaines de milliers d’enfants, n’ont pas accès à un ordinateur ou à une connexion internet. Et même lorsqu’un ordinateur est disponible, il doit être partagé par les autres membres de la fratrie et de la famille en général.
Les injonctions ubuesques de Blanquer appelant les familles à venir chercher, en point relais ou à l’école, des documents papiers sont irresponsables et en contradiction totale avec les dispositions réglementant les déplacements. Ces injonctions se heurtent à la réalité vécue par de nombreuses familles qui se trouvent dans l’impossibilité d’accompagner leurs enfants dans les apprentissages, notamment dans le second degré.
Faire reposer ce poids sur les épaules des parents est indécent, d’autant plus que dans de nombreuses familles ouvrières l’un des parents est souvent contraint de continuer à travailler au péril de sa santé et de celle de ses enfants.
Les mesures prises par le gouvernement ne prennent pas en compte cette réalité sociale, et au contraire tendent à renforcer ces inégalités. Les interactions sociales, entre l’enseignant et ses élèves, et entre les élèves, sont au cœur du processus d’apprentissage.
De plus, cette gestion de la crise sanitaire montre le mépris de classe de Blanquer et du gouvernement envers la voie professionnelle. Comment parler de « continuité pédagogique » alors que les professeurs d’enseignement professionnel ne peuvent tout simplement pas donner des cours faute d’avoir accès aux plateaux techniques ?
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En dépit du dévouement des équipes pédagogiques, éducatives et sociales, l’école de classe maltraitait déjà nos élèves, les conduisant en nombre au décrochage. Les chiffres du décrochage scolaire ont toujours été sous-évalués par le ministère de l’Éducation nationale. Comment alors raccrocher des élèves que l’école a déjà perdu avec comme seul outil un simple téléphone ? Les enseignants, la vie scolaire restent mobilisés pour rester en contact avec les élèves. Mais il est impossible, malgré la pression que Jean-Michel Blanquer met sur leurs épaules, de poser des actes éducatifs à distance.
Comme les enseignants, les CPE ont besoin de voir les élèves, de s’entretenir avec eux, d’échanger. Le rôle du CPE, comme celui de l’enseignant, ne peut être délégué aux parents. Pourtant, si dans un message adressé aux enseignants le 27 mars, Jean-Michel Blanquer reconnaissait les inégalités liées à la « diversité des équipements », à la « diversité des contextes familiaux », le ministre ne pouvait s’empêcher de rajouter : « mais nous savons dépasser ces problèmes ».
Là encore, cette pression- injonction est indécente. Comment saurions-nous « dépasser » l’absence d’équipement informatique, de connexion internet ? Comment saurions-nous « dépasser » l’impossibilité de certains parents à accompagner pédagogiquement leurs enfants ?
L’absurdité profonde de cette affirmation masque mal la réalité de la situation : la continuité pédagogique est un leurre, un piège, un véritable cheval de Troie destiné à profiter de la crise sanitaire pour poursuivre le démantèlement du statut des enseignants.
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[1]Vademecum « Continuité pédagogique » version du 20 mars 2020, site du MEN
[2]Vademecum « Continuité pédagogique » version du 20 mars 2020, site du MEN
[3]Vademecum « Continuité pédagogique » version du 20 mars 2020, site du MEN