ENTRETIEN AVEC OLIVIER MATEU, SG UD CGT 13

Nous relayons dans nos colonnes cet entretien accordé à la revue Ballast par Olivier Mateu, secrétaire général de l’Union départementale CGT des Bouches-du-Rhône, et publié le 4 décembre 2023.

“Il faut apporter réponse de masse” (Olivier Mateu)

Vous venez d’une famille de gauche, dont l’engagement remonte à vos grands-parents. Comment vous définiriez-vous, politiquement ?

Mon grand-père était adhérent des Jeunesses communistes, c’est vrai. À 16 ans, pendant la Révolution espagnole, il n’a pas pu intégrer les Brigades internationales parce qu’il n’avait pas encore 21 ans. Il a tout de même passé la frontière dans un train de marchandises. Il est descendu et il est tombé sur les anarchistes. Ils lui ont dit : « Eh ! Manuel ! Tiens, la pistola, va te battre ! » Il y est allé et en est revenu anarchiste. Son fils, lui, a été secrétaire de la section du Parti communiste de Port-de-Bouc, membre du secrétariat fédéral. Je suis né et j’ai grandi là-dedans. Mais je ne suis pas communiste parce qu’eux l’ont été. Je suis communiste parce que, sincèrement, je m’éclate à l’être ! Je ne vois aucun intérêt à être autrement. Ça ne veut pas dire que je ne m’intéresse pas à d’autres philosophies ou courants politiques, ou que je ne tolère pas ceux qui ne sont pas communistes — et ils sont bien plus nombreux que nous… ou alors ils sont communistes sans le savoir ! (rires)

La manière dont je vais vous le dire est peut-être naïve, mais plutôt que de se disputer, je voudrais que nous réussissions enfin à avancer ensemble. Plutôt que de se braquer sur certains points où, certes, ça frotte — par exemple, sort-on ou reste-t-on dans le nucléaire ? —, je voudrais que nous réussissions à nous entendre pour conquérir le pouvoir. Après, seulement, nous pourrons nous disputer sérieusement entre nous ! Sinon, et c’est malheureusement ce qui se passe, toutes les structures restent et resteront aux mains et au service du Capital. Quand j’apprends que des camarades ne vont plus pouvoir ramener le pain au petit, à cause d’une centrale qui ferme ou d’autre chose, j’en pleure de rage. Mais cette rage, elle nourrit mon combat et je me dis : « Allez, Olivier ! Il faut continuer. » Voilà pourquoi je suis considéré comme « radical » car, clairement, je ne m’arrêterai jamais.

Vous avez été candidat au poste de Secrétaire général de la CGT lors du dernier congrès. Quelles positions auriez-vous défendues si vous aviez gagné ?

Ma candidature en tant que secrétaire général n’a aucune espèce d’importance. Je suis avant tout un militant à la CGT. Concernant les positions stratégiques et politiques des centrales, nous devons revenir, selon moi, sur un certain nombre de bases et d’objectifs. Il faut se rappeler que la CGT a historiquement pour principe de poursuivre la « double besogne » : soit, d’un côté la défense au quotidien des travailleurs et des travailleuses, et, de l’autre, faire avancer le processus de transformation de la société débarrassée du capitalisme. En conséquence, à la CGT, nous devons nous poser la question des liens à tisser avec les autres organisations syndicales, politiques ou associatives, qui elles aussi œuvrent pour cette transformation de la société. En même temps, ça interroge l’ensemble des syndicats et les divers organisations quant à leur rapport aux travailleurs eux-mêmes. Nous pouvons bien sûr travailler avec tout le monde, mais s’il y a zéro militant derrière, zéro adhérent, c’est-à-dire aucune base réelle, ça ne sert qu’à empiler des logos.

Aujourd’hui, malheureusement, nous ne pouvons que faire le constat de la distance qui s’est insérée partout dans notre camp. À commencer par les organisations syndicales entres elles. Certaines ont opéré des mutations, d’autres s’interrogent et se cherchent. C’est aussi le cas de la CGT, qui a hélas encore beaucoup de mal à se situer à la place qui devrait être la sienne. Car la CGT est légitime : elle a même toute vocation à porter un véritable projet de société. Mais ce projet doit être partagé, confronté avec les travailleurs et les travailleuses, premiers et premières concernés. Il doit être confronté également avec l’ensemble des organisations politiques, associatives ou syndicales qui constituent le camp des travailleurs. Construire ensemble à partir du rôle de chacun. La CGT est la CGT. Un parti politique est un parti politique. Si on veut que nos forces s’articulent, il faut que le rôle de chacun soit respecté. Nous avons besoin de créer ce commun, besoin de réfléchir ensemble pour réussir à agir de concert.

Une distinction entre syndicat et parti au cœur de la charte d’Amiens, qui définit justement les positions de chaque organisations dans l’échiquier politique. Est-elle toujours opérante ?

Elle a eu la vertu de positionner à peu près clairement les bases de notre syndicalisme. Pour autant, ce n’est pas les Dix Commandements ! La charte correspondait à la réalité du début du XXe siècle et elle a su donner une certaine prospective. Nos anciens avaient bien compris que changer le monde ne se ferait pas en un jour. Mais, aujourd’hui, il vaudrait le coup de procéder à son actualisation, comme celle de la pensée marxiste, d’ailleurs. Actualiser cet héritage ne signifie pas le renier, au contraire : il faut le prolonger, le rendre appréhendable et inscrire ses pensées de plain-pied dans notre réalité pour la transformer. Sans quoi nous frapperons toujours et encore à côté — quand bien même nous accéderions au pouvoir. Castro disait : « La révolution c’est changer tout ce qui doit l’être. » Donc toute personne qui se réclame de la transformation de la société ne doit avoir peur d’aucun changement, même dans son propre camp. Nous avions auparavant un slogan qui était « L’être humain au cœur de toute préoccupation ». Aujourd’hui il faudrait rajouter « et toutes les espèces vivantes sur la planète ».

La CGT se bat par exemple pour les 32 heures de travail hebdomadaires. Mais pour légiférer, il faut bien que cette volonté se traduise par le biais d’un organe politique. Cette courroie de transmission politique était historiquement le Parti communiste, qui n’a plus ce poids aujourd’hui. Est-ce qu’un rapprochement avec la nouvelle force de gauche dominante, en l’occurrence la NUPES, serait possible ?

Cette idée ne me convient pas du tout ! Que je réexplique. À partir du moment où on se revendique du camp des travailleurs, de la transformation de la société, nous avons des obligations les uns vis à vis des autres. Et la première d’entre elles est de travailler ensemble, sans exclusive. Tout comme du côté des corporations syndicales, il n’y a désormais aucune organisation du camp progressiste — terme hélas galvaudé — qui puisse dire : « Moi, je peux y arriver seul. » D’ailleurs, si tel était le cas, ça serait plus que dangereux. « Ne vous inquiétez pas, nous gérons, faites-nous confiance. » Nous avons déjà goûté et nous l’avons chèrement payé : le bonbon était salé. Je reviens sur le fait que nous avons une histoire, des principes. Qui peut dire actuellement que, pour la compréhension du Capital, les œuvres de Marx ne sont pas un repère ? Ce n’est pas parce qu’en face nous avons dorénavant un Capital devenu tout-puissant que ça invalide la pensée marxiste et l’idée de communisme ! Pour la construction de réponses aux problématiques actuelles, il y a une partie à conserver des œuvres de Marx, de Lénine, de bien d’autres encore, mais il y a aussi des analyses et des réponses à inventer. On ne coupe pas une vieille racine parce que de nouvelles apparaissent. Elles travaillent de concert. Une qui est bien plus profonde empêche le vieil arbre de basculer : l’autre plus vivace fait pousser de nouvelles branches. Vous allez finir par penser que vous discutez avec José Bové ! (rires) Mais, clairement, nous avons besoin de tout le monde.

Les abstentionnistes, notamment ?

C’est le plus gros défi. Le plus gros chantier. Nous devons réussir à ramener tous ceux qui ne votent plus, ne se syndiquent plus, dans la chose collective. Et tous ceux des nôtres qui continuent de voter contre leurs propres intérêts de classe. Réussir à les ramener vers ces organisations qui, normalement, doivent non pas les représenter mais porter leurs intérêts avec eux. Pour ça, il faut réussir à les identifier et à leur faire comprendre qu’ils n’appartiennent objectivement pas à la classe des dominants, que la droite et l’extrême droite ne défendent pas leurs intérêts, que c’est une illusion. Il faut qu’ils reconnaissent le camp qui travaille vraiment pour leur intérêt, et les amener à agir avec les autres acteurs de leur classe.

 

Le soulèvement des gilets jaunes, qui a, en partie, incarné cette défiance à l’endroit des syndicats, a été un échec patent pour la CGT

Quand je pense avec recul à cette séquence, de la colère monte en moi. À l’époque, notre secrétaire général, Philippe Martinez, affirmait que nous ne pouvions pas fréquenter les gilets jaunes car ils étaient d’extrême droite… C’est impossible d’affirmer des choses pareilles alors que, de fait, tout mouvement populaire attire l’ensemble des courants politiques ! Pragmatiquement, il y a des organisations qui sont sur le terrain tandis que d’autres s’interrogent et tergiversent pour savoir s’ils doivent prendre part ou pas au combat. Les fascistes, eux, ils n’attendent pas ! Ils sont toujours au plus près, toujours à essayer de tirer la couverture à eux pour en tirer le maximum de profit politique. Si nous les laissons faire, ça signifie que nous renonçons à la bataille des idées. D’où l’importance de la double besogne comme objectif stratégique. Car si tu te départis de l’une — oublier la défense des revendications au quotidien — ou de l’autre — se couper du terrain —, tu perds en crédibilité et en efficacité. C’est la première des erreurs : sur les gilets jaunes, elle a été tragique. Ici, dans les Bouches-du-Rhône, nous avions réussi à travailler avec eux, presque d’emblée. Nous avions ce mot d’ordre : « Ce n’est pas la couleur du gilet qui nous sépare et peut nous diviser. » C’est ce que nous essayons de réaliser dans l’Union départementale (UD) à la place qui est la nôtre.

Donc : comment faire pour ramener tout le monde dans notre camp, y compris ceux qui votent Rassemblement national ? Pour y arriver il faut commencer par rassembler notre camp malgré le marasme qui existe depuis des décennies. Et pour ça, ce qui doit primer, ce qui paie en politique, c’est l’honnêteté. La première des honnêtetés est de dire qu’il faut construire avec ceux qui portent et défendent ce projet d’émancipation et avec ceux qui devront en bénéficier. C’est celui qui fera le meilleur travail pour convaincre qui fera progresser son projet et son camp, y compris en proposant une part d’utopie, en l’exprimant en termes positifs. Je n’ai pas toutes les deux secondes entre les lèvres le nom de mon ennemi de classe ! Mais je sais reconnaître mes adversaires, et je ne les oublie pas ! Le chat s’appelle le chat : tu peux essayer de l’appeler comme tu en as envie, pour autant il n’aboiera jamais. La période que nous vivons est une guerre de classes très dure. Mais nous ne préparons pas des guerriers et des guerrières pour les futures batailles…

Nous faisons face à une transformation radicale de l’organisation du travail : atomisation des lieux de production et de la classe ouvrière, télétravail, ubérisation… On a parfois l’impression que la CGT a manqué le coche.

Ce n’est pas pour dédouaner la CGT mais il me semble que tous les syndicats ont été complètement démunis par cette mutation sociale — autant que les travailleurs eux-mêmes. Nous pourrions parler de cas individuels de masse — j’espère que l’image est claire. Et quand il y a question de masse, il faut apporter une réponse de masse. Aujourd’hui, il y a des usines qui ne fonctionnent plus que grâce à des ateliers de sous-traitance, avec, en dessous, des auto-entrepreneurs isolés. Par cette mutation et ce « statut » d’auto-entrepreneur, le travailleur ne touche pas un sou et n’a quasiment plus aucune protection, il est isolé. En tant que syndicat, il faut le dire, c’est une galère de réussir à gagner des droits pour des gens qui sont payés deux euros la course ! Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire ! Dans l’urgence, la première étape est de demander des droits. Mais ensuite il faut apporter une réponse structurelle. Donc soit nous pensons une convention collective et nous les sortons du statut d’auto-entrepreneur, soit nous décidons que ça relève du service public. Mais si nous devenons incapables, malgré les difficultés que ça représente, de penser une convention collective — même pour deux gars dans le pays — ou d’affirmer que c’est d’intérêt général, donc qu’il faut recourir à un service public, alors nous ne donnerons que des réponses au coup par coup. Cette stratégie serait catastrophique. Contre l’uberisation de la société, la première réponse est donc celle du statut des travailleurs, en structurant ces métiers afin qu’ils ne soient pas jetés à l’appétit vorace des grandes entreprises comme Uber. Ces statuts pour lesquels nous nous sommes battus, ils ont permis l’obtention et la reconnaissance de droits, de formations, de qualifications…

Si l’un des objectifs révolutionnaires du syndicalisme est de récupérer les moyens de production, la CGT ne devrait-elle pas être à l’origine de la création d’entreprises ? Elle agirait directement sur le monde du travail…

Ce dont vous me parlez c’est la stratégie de la peau de léopard. C’est à dire créer des tâches jusqu’au moment où elles recouvrent le territoire et prennent le dessus, deviennent uniformes voire hégémoniques. Nous avons utilisé le statut de coopérative pour la reprise de différentes entreprises. Fralib par exemple, ou encore la CPMM et la SAD en SCIC. Quand des boîtes ferment, quand elles sont envoyées d’un repreneur véreux à un autre repreneur véreux, nécessité fait loi. Souvent au bout d’un moment ça débouche sur la création de SCOP ou de SCIC. Il y a aussi « l’Après M », ici, à Marseille. C’est extraordinaire, ils se sortent de la mouise et ils réussissent à créer de l’emploi. Très bien ! Ça nous a permis de sauver des boîtes et des emplois. Mais, une question : est-ce que pour autant ça leur a permis de sortir de la concurrence exercée dans ces secteurs ? Non ! La réalité est que nos camarades de Scop ti ou de l’Après M travaillent comme des forcenés pour survivre dans un environnement capitaliste qui leur est totalement hostile. Et en plus de cette concurrence, ils subissent aussi l’inflation. Qu’on le veuille ou non la fabrication de thé, comme à Scop ti, c’est de l’industrie, c’est de la production. Donc ils doivent aller chercher des fournisseurs qui pratiquent les moins mauvais prix et, parfois, cette pression les amène à faire des choix de patron. Je le redis, les camarades de Scop ti réalisent un travail de titan car ils n’ont pas les moyens d’Unilever et de la grande distribution. Ils sont soumis eux aussi aux diktats économiques.

Pour continuer sur cette stratégie, on peut imaginer créer plusieurs coopératives, une SCOP à Gemenos, une autre en Bretagne, etc. Travailleraient-elles ensemble ou seront-elles en concurrence ? Si elles ne sont pas en concurrence, ça signifie qu’il faudrait réussir à appliquer cette organisation à l’ensemble des secteurs d’activités, de production. Le premier bémol est que ça va prendre six mille ans avant de recouvrir l’ensemble du marché. Et le patronat, lui, il vous voit arriver de loin. Pensez-vous sincèrement qu’ils vont nous laisser opérer et grignoter petit à petit leur territoire ? Poursuivons l’effort d’imagination : à un endroit, trois coopératives qui travaillent ensemble de manière complémentaire sont créées. Le patronat arrive, il te tanque une usine qui réalise la production des trois coopératives en plein milieu : il te ceintre, c’est plié.

Faut-il attendre quelque chose des coopératives, alors ?

Je ne dis pas que les coopératives ne font pas partie des solutions. Lors de liquidations, c’est la seule. Pour autant cette stratégie a bien trop de limites. Pour répondre à votre question, selon moi, la CGT n’a pas vocation à monter ou à diriger des entreprises. Sinon, est-ce que ça veut dire que la CGT prend le pouvoir sur la production ? Ça nous ferait sortir non seulement de la charte d’Amiens mais à mon avis nous ferait aussi perdre en efficacité. Pour nous la question est celle du statut des travailleurs et de la vocation des entreprises.

La mutualisation serait plus indiquée ?

Vous avez évoqué la question du modèle en réseau comme la Confédération Paysanne ou d’autres organisations paysannes. Pour moi, ça soulève deux questions. Un : comment valoriser leur travail ; deux : comment valoriser leurs productions. Ce sont deux choses à mon avis différentes. Dans la société que nous devons nous efforcer de penser, est-ce qu’un paysan doit être rémunéré à la tonne ? Selon les années, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, un même paysan avec un même champ, les mêmes graines et le même nombre de litres d’eau pour arroser connaîtra, à travail égal, des variations dans le rendement des récoltes. Or nous avons besoin de nous donner les moyens pour avoir une paysannerie qui vit bien — et non avec des paysans qui se suicident toutes les semaines. Et, en même temps, il faut se donner des objectifs de production qui répondent aux besoins des populations et pas à ceux des spéculateurs. C’est pourquoi sur ce sujet, par exemple, nous portons la volonté d’un service public de la grande distribution. On en revient à la question du statut des travailleurs.

Il me semble impensable d’envisager de produire en dehors d’un cadre global et planifié pour faire en sorte qu’il y ait la réponse la plus juste aux besoins estimés et pour sortir de la concurrence, de la spéculation. Non pas pour imposer aux gens ce qu’ils devraient aimer ou consommer, mais pour de ne pas à avoir à évoluer dans un monde économique hostile et brutale qui varie selon les besoins des spéculateurs. Sinon, soit les entreprises tendent à la surproduction, soit à la fermeture d’unités de production, parce que l’entreprise ne sert plus que de variable d’ajustement pour les spéculateurs. En revanche, derrière les chiffres ce sont les travailleur et travailleuses qui payent l’addition. Lorsque il y a surproduction, eux, souffrent par les conditions de travail qui deviennent inhumaines. Quand ce sont des fermetures d’unités, ça se traduit par des pertes sèches d’emplois, des mises au chômage et avec en plus l’érosion de compétences et des impacts socio-économiques catastrophiques sur les territoires. La difficulté, c’est que la bataille doit se jouer à la fois très localement — parce que c’est là que se mène le combat et les solutions sont parmi ceux qui luttent — mais qu’elle doit aussi s’inscrire dans un projet plus global et planifié.

Tandis que nous discutons de paysannerie, la filière automobile française est en train de se faire littéralement démonter, alors même que les paysans ont bien besoin de tracteurs et d’engins agricoles — non pas pour pulvériser les poisons de Monsanto mais pour faire en sorte que les travailleurs se cassent le dos le moins possible. Il me semble que nous pouvons avoir une agriculture mécanisée qui respecte les sols et la nature. Quand il y a du laboure au lieu d’aller chercher à quatre-vingt-dix centimètres, il est possible de ne labourer que sur les trente premiers centimètre et de respecter les sols. Comment se sert-on de l’outil ? Que fait-on de ces progrès technologiques ? Évidemment, nous pouvons travailler sans, mais dans ce cas affirmons clairement dans notre camp le choix de créer des millions d’emplois manuels dans les campagnes. Moi ça ne me dérange pas.

L’écologie faisait partie des points de tension au dernier congrès de la CGT, entre autres avec la polémique autour du collectif Plus jamais ça, que la centrale a quitté. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

La position que nous défendons a toujours été claire. Nous ne pouvons pas être pris en étau entre mourir les poumons noirs ou le ventre vide. C’est irresponsable. Les premiers qui meurent des pollutions industrielles et des matières dangereuses ce sont les travailleurs eux-mêmes. Ensuite seulement viennent les riverains et habitants. Donc qu’on ne nous dise pas que nous faisons fi des questions liées à l’écologie sous prétexte qu’« il faut produire » et de l’argument « du maintien de l’emploi ».

Il y a eu une étude participative menée à Fos-sur-Mer il y a quelques années. Ils étaient venus faire tout un tas de mesures et d’analyses avec la volonté, non pas de taper sur l’industrie, mais d’alerter sur les conditions dans lesquelles nous produisions. Un des résultats de cette étude, c’était que chaque industrie rentrait dans les normes, décidées notamment par l’Europe, en termes de pollution. Le problème résidait dans l’addition de ces polluants, qui forme un cocktail potentiellement létal. Prenons le cas d’Arcelor Mittal qui fait en ce moment du verdissement de façade avec des fours électriques tout pimpant alors que de nombreuses unités de production ont leurs planchers qui s’effondrent, où la pollution se déverse à vau-l’eau. Comment fait-on pour agir sur ce point ?

Les questions à poser selon moi est la suivante : qui choisit aujourd’hui ce qui est produit ? Comment produisons-nous ? Pour qui et pour quoi ? Ces choix-là ne sont pas faits par nous, les travailleurs, mais par les propriétaires des outils de production. Tant que nous n’avons pas la main sur les outils de production et que nous ne pouvons pas déterminer nous-même quels types de production et dans quelles conditions nous produisons, alors c’est eux — qui ne sont pas sur le terrain — qui continueront à décider. Eux, c’est-à-dire la plupart du temps des fonds de pension ou des financiers qui décident des orientations et qui continuent à polluer à tel endroit ou tel autre. Bref, il va falloir re-socialiser les grands secteurs de production afin de les sortir de la soi-disant concurrence qui nous est surtout imposée aux travailleurs. Il faut donc planifier. Et je connais bien les raffineries… En SCOP, ça me paraît assez compliqué. (rires) Ça, c’était une petite taquinerie pour votre côté collectiviste tout azimut !

Pour reprendre, si nous étions dans une économie et une production planifiées ayant pour objectif de répondre aux besoins en termes d’acier, par exemple, alors nous pourrions clairement quantifier de ce dont nous avons besoin et non seulement participer à l’augmentation des dividendes de Mittal et de ses actionnaires. Nous pourrions répondre aux problématiques environnementales, ce qui passe par la modernisation et l’entretien des moyens de production : planifier la production de janvier à août, mettre l’usine à l’arrêt le reste du temps et avoir quatre mois d’entretien et/ou de modernisation. Durant ces quatre mois, nous pourrions réaliser des formations du personnel aux nouvelles techniques pendant que la nature, elle, se repose. Est-ce Mittal qui va décider de cette politique ? Jamais de la vie ! Donc, il faut reprendre la main sur les usines, sur nos moyens de production. On va nous rétorquer que pendant ce temps-là les usines étrangères vont continuer à produire, en Chine, en Italie… Elles vont nous manger sur la production et le coût de l’acier. Dans les conditions actuelles, c’est vrai. Mais c’est justement pour ça qu’il faut instaurer des boucliers anti-dumping. Est-ce que l’acier produit à l’étranger correspond à nos normes environnementales et à nos conditions de travail ? Non ? Alors vous ne vendrez pas chez nous. Il ne faut pas chercher plus loin et se battre pour ça.

C’est entendu concernant votre position sur l’écologie. Mais vous ne nous avez pas répondu concernant le collectif Plus jamais ça…

Le problème principal a été que la collaboration avec ce collectif n’a été discutée nulle part au sein de l’organisation. Nulle part. Un beau matin, nous avons découvert que la CGT avait signé. Il y a évidemment un certain nombre de choses sur lesquels nous pouvions être d’accord — déjà, sur le principe de travailler avec d’autres. Mais la CGT n’est pas une organisation qui vient de naître. L’intérêt que peuvent avoir les autres organisations de travailler avec la CGT, c’est aussi de bénéficier de notre expertise sur le terrain du travail, sur la production, de notre connaissance des outils… Sur ce point, par exemple, si on est contre le nucléaire et contre les énergies carbonées — charbon et pétrole —, il va falloir expliquer clairement que, dans ce cas, nous sommes pour la fin de l’industrie dans le pays. Car factuellement, aujourd’hui, la quasi-totalité des processus industriels nécessite une production industrielle énergétique et/ou chimique en amont. Il faudra aussi expliquer aux services publics qu’il n’y a plus un rond de produits, et plus de ressources… Attention, il ne s’agit pas de rester dans un statu quo. Au contraire, il s’agit de révolutionner les modes de production.

Nous en revenons finalement à la manière de récupérer les moyens de productions.

Ça s’appelle une révolution, un changement de système. Et si on ne veut pas du mot révolution parce qu’il ferait peur, nous avons un problème. Car, encore une fois, le chat, il s’appelle le chat. On peut l’appeler Félix ou autre, ça reste un chat.

Un autre point a posé problème quant à votre candidature au secrétariat général : votre liste n’était pas paritaire.

Cette polémique m’a visé tout particulièrement. Je vous parle honnêtement, j’espère que vous le sentez : je ne suis pas dans la revanche. Je suis un militant de la CGT et je fais avant tout en sorte que mon organisation aille bien, parce que c’est dans l’intérêt des travailleuses et des travailleurs. Pour résumer cette histoire, il y a eu des premiers critères de parité posés qui ont recueilli une très grosse majorité et que nous n’avons d’ailleurs jamais contesté. Qui en 2023 peut revenir sur cette idée ? Qu’il faut que les organes de direction de la CGT soient à parité ou, en tout cas, le plus proche possible ? Personne et pas nous non plus, en convenant tout de même que sur le fond la parité ne réglera pas tout les problèmes ni toutes les inégalités ! Bref, la parité était donc « recommandée » — je souligne : pour chaque organisation déposant la candidature d’un homme, il était « recommandé » de l’accompagner de la candidature d’une femme pour l’assurer. Ici, avec 31 500 adhérents et adhérentes, nous avions largement la capacité de répondre à cette demande. Mais cette recommandation est devenue d’un coup un critère éliminatoire. La direction n’a plus voulu bouger sur ce point, ce qui pose question… Certains ont pu dire que ça a été une façon de se débarrasser d’un certain nombre de candidatures qui, politiquement, posaient problème à la direction sortante. Si tel est vraiment le cas, c’est la façon plus minable qu’il soit d’éviter le débat. Mais finalement, à travers notre candidature, les débats n’ont pas pu être évités. Au contraire, ça les a fait vivre. C’est aussi ça la démocratie au sein du syndicat et d’un congrès.

À la dernière minute vous avez effectivement proposé une candidature en binôme avec Céline Verzeletti

C’est une proposition qui a été faite avec comme volonté d’assurer un rassemblement le plus large possible et de faire en sorte que la feuille de route héritée par la candidate de Philippe Martinez, Marie Buisson, ne prenne pas la main sur la CGT. Leur feuille de route, c’est selon moi la même stratégie mais en pire, c’est-à-dire tout ce qui nous a mis en difficultés ces dernières années.

Il y a une évolution notable ces dernières années quant à la place occupée par des femmes dans les instances de la CGT — ce que corrobore l’élection de Sophie Binet. Pour autant, il y a statistiquement une faible représentation des travailleuses parmi les personnes qui adhèrent. Comment améliorer la situation ?

Tout simplement : faire adhérer plus de femmes. (rires) Blague à part, je pense qu’il faut prendre en compte sur ce sujet la faiblesse de la syndicalisation dans le pays et un certain nombre d’habitudes et d’attitudes qu’il faut, à mon avis, faire évoluer. Moi, je suis pour qu’on continue à mettre aux postes de responsabilité des camarades qui sont simplement les plus à même de les tenir, peu importe le genre. Je l’avais dit en Comité confédéral national (CCN) : si les 60 ou 80 mieux placés et les plus compétents sont des femmes, mettons des femmes ! Ici, nous avons eu une secrétaire générale pendant dix ans. Personne n’est parti en courant parce que c’était une femme. Son bilan politique peut être critiquable, mais s’il y a des points à interroger ça n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit une femme ou un homme. Je vous le dis honnêtement, ça m’a beaucoup contrarié ces questions-là et notamment leur utilisation faite à mon encontre. J’ai mentionné notre secrétaire générale ; mon secrétaire de section était homosexuel ; c’est une femme qui l’a remplacé. Je travaille au quotidien avec des femmes, qui sont avant tout mes camarades. Et on vient m’expliquer que je serais un macho en puissance ! Je n’ai jamais eu de problème avec quiconque et ai toujours servi avant tout mon organisation, sans m’arrêter au genre ou à l’orientation sexuel. Cette histoire est ubuesque. Nous sommes chez les fous, là. C’est de l’ordre du procès d’intention.

Sur le terrain, en tant que secrétaire général de l’Union départementale des Bouches-du-Rhône, je ne connais certes pas toutes les militantes et toutes les adhérentes, mais j’en connais quand même beaucoup. Il faut être ignorant de la réalité de notre Union départementale ou complètement irrespectueux des militantes pour faire ce genre de procès. Celui qui vient faire le macho avec les militantes de la CGT, il reste cinq minutes : après il faut qu’il quitte le département. J’ai eu la chance d’être impliqué en tant que dirigeant dans les gros conflits menés ces dernières années. Fralib, la réparation navale, la centrale de Gardanne… Dans les faits, le rôle des militantes a été impressionnant. Allez voir ! Les femmes, et même des minottes d’une vingtaine d’années, ce sont elles qui ont fait chavirer le conflit à la réparation navale. Les hommes, eux, avaient la tête dans le guidon, c’est elles qui tenaient la barre de la grève. Toutes celles que j’évoque, même celles avec qui j’ai pu être en désaccord à certains moments, toutes étaient des guerrières. C’étaient des dirigeantes qui étaient au combat et pas en train d’expliquer leurs difficultés derrière leur genre. Elles étaient au combat pour améliorer la condition globale des travailleurs et des travailleuses, pour faire avancer la condition féminine. Elles n’ont jamais opposé les deux. Et moi, j’ai appris d’elles, elles m’ont fait grandir.

Régis Vieceli, Maryline Poulain, Benjamin Amar ou encore Baptiste Talbot… Au niveau de la CGT, il y a quand même beaucoup de cas problématiques. Pourquoi certaines personnes restent en poste malgré de lourdes accusations ?

Déjà, vous évoquez des situations fort différentes. Il ne faut jamais considérer que pour des problèmes différents il faille utiliser la même méthode. Il n’y a pas un modèle unique de résolution des problèmes qui conviendra parfaitement tant pour l’accusé supposé que pour la victime déclarée. Tout ces problèmes sont le décalque de ce qui se déroule dans la société. Je pense que pour y répondre, il faut qu’à la CGT nous sollicitions et bénéficions de l’apport de personnes extérieures dont c’est vraiment le métier, pour que les victimes soient remises le plus vite possible dans leurs droits, dans leur dignité, pour les aider à se relever. Il faut une part de pédagogie, d’humanité, tout faire pour éviter que ça ne se reproduise.

Quelle a été votre réaction lors de la nomination de Sophie Binet ? 

L’une des candidature ne fait pas consensus, l’autre non plus. À la fin : Sophie Binet. Voilà. Qu’on soit d’accord avec elle ou pas, elle est une dirigeante de la CGT depuis plusieurs années maintenant. Il faut lui accorder à la fois l’intelligence et la connaissance de l’organisation, et je pense une capacité sérieuse à mener les débats. Très honnêtement, même si nous ne sommes pas d’accord sur tout, je préfère avoir quelqu’un à la tête de la CGT avec qui nous allons enfin pouvoir débattre plutôt que quelqu’un qui assène sa vision et empêche les débats. Que ce soit le cas du collectif Plus jamais ça ou encore à propos de la fusion avec la FSU ou Solidaires, les plus gros chantiers portés par la direction sortante de Martinez ont été enterrés. Quand je dis « enterrés », attention ! Ils seront traités, mais non plus imposés comme ça a pu être fait par la direction sortante. Être contre une manière de faire ne signifie pas être contre les questions soulevées. Pour vous dire : à l’époque, Martinez était même allé jusqu’à nous traiter de climatosceptiques. Premièrement, c’est nul. Mais ça montre surtout la bêtise qu’il faut pour traiter ainsi ses propres militants et les dirigeants de son organisation, d’autant qu’il savait la réalité des batailles qui sont menées sur le terrain, où les questions environnementales sont tout le temps prises en compte.

Pourtant, le rapprochement avec la FSU et Solidaires, qui était porté par la direction sortante, aurait été une nouvelle plutôt positive.

Bien sûr. Ça, ce serait le monde idéal, ce qu’il faudrait : une seule organisation syndicale qui rassemble tous les travailleurs. Pour faire l’homme qui valait les trois milliards, ils ont pris les meilleurs parties de plusieurs corps. Pourquoi pas. Mais vous connaissez l’histoire de Frankenstein, l’état de décomposition dans lesquels étaient les corps utilisés : empiler les problèmes ne forme pas non plus une solution.

À l’échelle internationale, votre Union départementale s’est ralliée à la Fédération syndicale mondiale (FSM), historiquement liée aux États communistes depuis sa création en 1945, que la CGT a quitté dès 1995. On compte parmi ses membres l’unique syndicat nord-coréen ou encore la Fédération générale des syndicats syrienne, soutien affiché de Bachar-al-Assad !

Encore une fois, ce point a soit été abordé par méconnaissance soit par méchanceté ou volonté de nuire. Premièrement, ne sommes-nous pas aussi affiliés à la Confédération syndicale internationale (CSI) ? Avons-nous quitté la CGT ? Non ! Donc, de fait, nous sommes bien affiliés à la CSI et à la Confédération européenne des syndicats (CES). Personne ne peut nous accuser d’avoir fait sécession. Mais est-ce que ça devrait nous empêcher d’avoir un regard critique et lucide sur ces organisations-là ? La Corée du Nord est affiliée à la FSM ? Oui. Pour autant est-ce que moi je vais dire, en tant que syndicalistes français : « Vous, les Coréens du Nord, vous êtes mal organisés, ce n’est pas comme ça qu’il faut faire » ? Comment appelle-t-on ça sinon de l’ingérence ? Même les Cubains ne nous donnent pas de leçons ! Et nous aurions le droit d’expliquer ceci et cela aux Syriens, aux Iraniens, aux Coréens ? Encore une fois, quel syndicaliste, d’où qu’il vienne sur la planète, est fondé à critiquer les formes d’organisation des classes ouvrières d’autres pays ?

Dit autrement, je vivrais très mal que les syndicats chiliens, par exemple, qui ont participé au coup d’État contre Allende, viennent donner des leçons sur les États-Unis ou sur notre manière de faire, ici même, en France. Tous les syndicats sud-américains qui ont participé à l’effondrement des États socialistes ou progressistes de gauche depuis les années 1960 et jusqu’à maintenant sont affiliés à la CSI. C’est compris ? Et, personne n’est allé emmerder qui que ce soit à ce sujet. Il n’y a personne qui en parle. Je m’excuse, mais à un moment donné, le devoir de tous les travailleurs est de s’organiser à son endroit pour lutter contre le système en place, dès lors que c’est un système d’oppression. Quand ça n’est pas fait ou pas de la manière qu’on voudrait, chacun doit s’assumer. Je pense que sur ce sujet, il y a une confusion entre les États et les organisations syndicales. Ces critiques sont vraiment infondées. On est chez les fous ! Je vous le dis : vient qui veut. Ces attaques sont nulles et non avenues.