Tribune d’un médecin du travail : « Vers une médecine d’entreprise ? Pendant l’épidémie, la casse continue »

« La pandémie et les mesures qu’elles suscitent sont une accentuation et un aboutissement du projet néolibéral pour la médecine du travail » : nous publions sur Unité CGT une tribune d’Alain Carré, médecin du Travail.

En 1988, le Pr LORIOT, chef du service de « médecine du travail et de pathologie professionnelle » de Montpellier publiait un « point de vue », en forme d’éditorial, dans le Concours Médical[1], revue lue par la quasi-totalité des médecins français de l’époque.

Le caractère scandaleux, à l’époque, de ce qu’il y écrivait sur l’avenir, selon lui, souhaitable de la médecine du travail n’était en fait que le programme que lui imposèrent les gouvernements successifs néolibéraux, de toute couleur, qui se sont succédés.

Ce qui paraissait outré est devenu la norme : le numerus clausus en praticiens, l’absence de formation sur la dimension politique de leur métier, l’appauvrissement des moyens, la sujétion des objectifs à la « réalité économique » ne sont pas sans rappeler le sort fait à l’hôpital public.

Prophétique, le rédacteur demandait que soit substitué au terme même de « médecine du travail » celui de « service de santé au travail ». Selon ce dernier, le médecin du travail « partenaire essentiel du management et de la productivité de l’entreprise […] choisit par là même le monde de la rentabilité et du profit ». « Il faut développer enfin en médecine du travail un processus permanent d’évaluation entre l’état de santé constaté et l’état de santé recherché à l’aide d’indicateurs précis », affirmait-il encore.

La totalité des réformes y compris les avant-dernières, par exemple la loi Travail et les ordonnances du début du quinquennat d’Emmanuel Macron, sont dans l’esprit du projet de 1988. Ainsi, la notion de « sécurité des tiers » rajoutée à la mission première « d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail » permet d’envisager une autre mission qui surplomberait la mission première au nom « de l’intérêt supérieur ». Cette disposition permettrait de s’affranchir du socle de la décision médicale qu’est le consentement éclairé du patient en matière de santé porté par l’article L1111-4 du code de la santé publique[2].

La pandémie et les mesures qu’elles suscitent sont une accentuation et un aboutissement du projet néolibéral pour la médecine du travail. Ainsi :

  • La SFMT[3] fixe aux médecins du travail l’objectif « de contribuer à maintenir la capacité soignante de nos établissements». Sous prétexte d’urgence sanitaire, en investissant le médecin d’un objectif de gestion des ressources humaines, cette recommandation en fait un partenaire du management. Cela a pour conséquences de rompre le pacte de confiance qui lie tout médecin à son patient, de le faire intervenir dans un domaine dans lequel il n’a pas de compétence et enfin de lui faire assumer des responsabilités qui ne sont pas les siennes en substitution de celles des managers.
  • un arrêté[4] suspend les articles R4127-99 et R4127-100 du code de la santé publique qui interdisaient la prescription par les médecins du travail ou les médecins conseils aux Cela signifie que les médecins du travail, positionnés exclusivement comme médecins de prévention deviennent des médecins prescripteurs de « soins curatifs »  sans en avoir, pour certains, toutes les compétences.

L’étape suivante est donc rendue possible.

Elle est accomplie par l’ordonnance 2020-386 du 1er avril 2020 « adaptant les conditions d’exercice des missions des services de santé au travail à l’urgence sanitaire et modifiant le régime des demandes préalables d’autorisation d’activité partielle ».

  • « les services de santé au travail participent à la lutte contre la propagation du covid-19, notamment par (…) 3° L’accompagnement des entreprises amenées, par l’effet de la crise sanitaire, à accroître ou adapter leur activité».
  • « Par dérogation à l’article L. 321-1 du code de la sécurité sociale, le médecin du travail peut prescrire et, le cas échéant, renouveler un arrêt de travail en cas d’infection ou de suspicion d’infection au covid-19 ou au titre des mesures de prévention prises en application de l’article L. 16-10-1 du même code. »
  • « Le médecin du travail peut procéder à des tests de dépistage du covid-19 selon un protocole défini par arrêté des ministres chargés de la santé et du travail».

Ainsi, on assiste à un glissement de la notion « d’intérêt supérieur » en matière sanitaire à celui des entreprises « à accroitre ou à adapter leurs activités ».

Pourtant, notons que le médecin du travail disposait déjà de la capacité d’utiliser l’aménagement de poste et l’inaptitude temporaire pour prévenir, pour son patient ou sa patiente, le salarié ou la salariée, les éventuelles conséquences d’une situation de travail délétère, sans avoir à recourir à l’arrêt de travail. Il peut déjà aussi conseiller que celui-ci ou celle-ci consulte un médecin de soin pour concrétiser l’inaptitude par un arrêt de travail.

En matière d’examens complémentaires, y compris de  tests, le médecin est déjà pourvu de la capacité de prescription pour déterminer si le poste du salarié est bien approprié et pour dépister d’éventuelles pathologies professionnelles.

Dans ces conditions, pourquoi mettre en place des dispositions qui s’avèrent médicalement et techniquement inutiles ? La vraie raison ne serait-elle pas plutôt de donner une prérogative supplémentaire au médecin du travail permettant d’accentuer ce rôle de sélectionneur, d’évaluateur « entre l’état de santé constaté et l’état de santé recherché par la rentabilité et le profit » ?

En autorisant la possibilité de prescription au médecin du travail celui-ci devient non seulement susceptible d’agir en matière de santé au travail mais aussi d’influencer la santé du travailleur dans le sens de la rentabilité et du profit. La preuve de cette dérive dans l’exercice de la médecine du travail existe déjà dans certains services autonomes de santé au travail de grandes entreprises, plus préoccupés de lutter contre les addictions, la mauvaise nutrition, les bienfaits de l’exercice physique que de prévenir des risques professionnels.

Enfin, la confusion entre prévention et soins n’est pas nouvelle. Ainsi la médecine du régime des mines devrait nous alerter sur les conséquences prévisibles d’une telle organisation. Pendant plus d’un siècle, ce système de médecine professionnelle, au four du soin et au moulin de la prévention, a permis de laisser perdurer des conditions de travail tellement délétères que les conséquences sur la santé des mineurs ont été effroyables.

Pire encore, cette médecine « intégrée » a bloqué toute investigation scientifique qui aurait permis de mettre en évidence les risques et leurs effets. Pour permettre une prévention secondaire des cancers professionnels, il a fallu ainsi reconstruire une visibilité sur les conditions de travail grâce à la mémoire des mineurs survivants.

Actuellement encore certains des médecins de ce régime continue à nier aux victimes le droit à la reconnaissance en les accusant d’objectifs vénaux et en refusant de rédiger les certificats médicaux initiaux.

Mais, me direz-vous, l’urgence justifie ces changements, la preuve en est que ces mesures sont assorties d’une date de fin. Hélas, ce que nous apprend l’évolution de la société néolibérale (et la présente crise le démontre à l’évidence), c’est que fondée sur une idéologie coupée de la réalité cette société est incapable de se réformer. La course vers l’abîme environnemental ou sanitaire continuera.

Gageons que la mesure permettant la prescription sera prolongée par « nécessité économique ».

Elle mettra un point final à cette institution dont la mise en œuvre sous « l’Etat français » avait été investie par le programme « des jours heureux » du Conseil National de la Résistance. C’est à résister dans cet esprit que je vous appelle aujourd’hui.

Alain Carré, 03/04/2020

Lire aussi : Masqués mais pas muselés : répondons à la guerre sociale par l’arrêt général du travail et le contrôle ouvrier

[1] J. LORIOT, Point de vue, la médecine du travail française face à l’Europe, Le Concours Médical, 21/05/1988

[2] Article L1111-4

Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé.

Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre tout traitement met sa vie en danger,

le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. Il peut faire appel à un autre membre du corps médical. Dans tous les cas, le malade doit réitérer sa décision après un délai raisonnable. Celle-ci est inscrite dans son dossier médical.(…) Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment.(…)

[3] Recommandations SFRP/MTPH du 23/03/2020

[4] Arrêté du 25 mars 2020 complétant l’arrêté du 23 mars 2020 prescrivant les mesures d’organisation et de fonctionnement du système de santé nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire