Du 19 au 21 octobre, le gouvernement et la direction SNCF redécouvraient le Code du travail grâce aux cheminots « roulants », tout particulièrement l’article L4132-1 et suivants encadrant le fameux « Droit de Retrait ». Retour et récit sur ce mouvement inédit par son caractère massif.
Tout d’abord, rappelons un fait : le droit de retrait n’est pas une grève, c’est un droit au travail en sécurité, c’est une disposition légale unique au monde, permettant à un salarié de se retirer d’une situation de danger au travail.
Ainsi, en invoquant son « droit de retrait », tout en restant à disposition et sous la subordination de son employeur, le salarié peut cesser ses fonctions s’il estime qu’il est en « danger grave et imminent ».
Retour sur le mouvement « de retrait » massif des cheminots
Le cœur du sujet était la remise en cause par les cheminots du système « EAS » (équipement agent seul), dispositif technique permettant au conducteur d’effectuer seul des tâches de sécurité qui revenaient hier aux contrôleurs : fermeture des portes, surveillance de la montée et descente des voyageurs, lancement d’une alerte radio pour arrêter les trains croiseurs afin d’éviter une collision…
Le déploiement ce dispositif technique a permis à la SNCF de supprimer l’obligation d’avoir AU MOINS un contrôleur par train, avec des milliers de suppressions de postes à la clef. De nombreux mouvement sociaux ont eu lieu ces dernières années contre le déploiement progressif de l’EAS sur tout le territoire, sans permettre de l’empêcher.
Or, ce mercredi 16 octobre une collision survenue sur un passage à niveau entre une Automotrice Grande Capacité (AGC) transportant 70 usagers et un convoi exceptionnel en région Champagne-Ardennes a suscité un grand émoi au sein des roulants et plus généralement chez l’ensemble des cheminots.
En effet, la violence du choc a été telle que les systèmes de sécurité (Signal d’Alerte Radio) à disposition du conducteur, dont le train était déraillé côté entrevoie, ont été rendu inopérants.
Blessé et sous le choc, il a réussi à s’extraire de la cabine de conduite en grande partie détruite, pour descendre sur les voies en vue d’aller à la rencontre d’un éventuel train croiseur pour tenter de l’arrêter et d’éviter le sur-accident.
Les voyageurs, sonnés et blessés pour certains, se sont donc retrouvés seuls à bord avec aucun agent d’accompagnement pour organiser l’évacuation immédiate de la rame et l’appel des secours. Certains ont cassé les vitres pour descendre sur les voies, mettant ainsi leurs vies en danger.
En effet, le matériel utilisé était exploité en EAS imposant la seule présence du conducteur.
Chacun peut imaginer le drame si le conducteur avait perdu connaissance ou qu’il n’avait pu se désencastrer, il ne se serait trouvé aucun agent à bord pour pallier à la défaillance des systèmes de sécurité, aller prévenir les éventuels trains croiseurs et organiser la prise en charge et l’évacuation des voyageurs.
Des tâches de sécurité pour lesquelles sont formés et habilités les contrôleurs, que la direction retire des trains partout sur le territoire, et qu’elle a déjà retiré de la totalité des trains de banlieue.
Cet accident est venu une fois de plus, souligner la dangerosité de l’EAS notamment en cas d’incidents graves, faisant reposer sur le seul conducteur l’entière responsabilité des opérations de sécurité et de mise à l’abri des voyageurs.
Non seulement la direction de la SNCF a choisi de banaliser cet accident, de n’en tirer aucune conséquence mais elle a aussi décidé de le cacher en lançant une instruction de ne pas communiquer sur l’accident, de ne pas fournir de photos, le sujet devant s’éteindre rapidement selon elle, « sauf polémique ».
Les conducteurs et contrôleurs de Champagne Ardenne ont donc massivement exercés leur droit de retrait, appuyés par un droit d’alerte déposé par la CGT.
La colère des cheminots s’amplifie face aux manipulations de la direction de la SNCF
Devant le silence d’une direction qui tentait d’étouffer l’affaire, la Fédération CGT des Cheminots a décidé d’informe l’ensemble de ses structures de la situation dans la foulée et la nouvelle de l’accident et du droit de retrait exercé collectivement sur la région Champagne-Ardennes.
Dès le jeudi 17 Octobre, des centaines de conducteurs et contrôleurs de différentes régions posent le sac en exerçant leur droit de retrait. Le vendredi 18 Octobre, ceux de la région parisienne rentrent dans l’action : la colère s’étend à la majorité des régions comme une trainée de poudre : en moins de 12h, la CGT cheminots a mis la France ferroviaire à l’arrêt !
Le trafic ferroviaire voyageur est extrêmement réduit, la colère est puissante, obligeant la direction nationale à changer son fusil d’épaule et à recevoir la CGT, puis les autres organisations syndicales, la nuit du vendredi 18 Octobre.
A l’issue de cette réunion, la direction formule trois propositions, très loin du compte :
- Report de la suppression des autorisations de départ prévue initialement au 15 décembre 2019 avec la mise en place de l’autorisation de mise en mouvement et maintien des emplois « au sol » prévus à cet effet pour le premier semestre 2020
- « Accélération » des recrutements prévus pour la sûreté et pour l’humanisation des gares notamment en Ile De France
- Modifications techniques sur le matériel roulant incriminé censé assurer le bon fonctionnement du SAR/SAL même en cas de choc violent
Des négociations régionales sous ce « cadrage » sont annoncées. En revanche, pas d’avancées sur le sujet central qu’est la conduite à agent seul, dont l’extension est une priorité politique pour la direction, sauf quelques concessions à la marge dans certaines régions.
Le mouvement se poursuit tout le weekend. Le gouvernement et la direction, ébranlés par la détermination des cheminots, multiplie les sorties et intimidations médiatiques. Le droit de retrait est qualifié de « grève sans préavis », de « grève sauvage », et la direction annonce des sanctions contre les roulants, des retenues sur salaire, au mépris évident de la loi qui consacre le maintien du salaire en cas d’exercice légitime du droit de retrait.
Dans les dépôts, les « mises en demeure » pleuvent, mais les roulants tiennent bon, jusqu’à lundi en Champagne Ardenne, mardi dans d’autres. La puissance de la réaction cheminote impose néanmoins dans le débat public la question de la sécurité des circulations et des voyageurs : partout dans les journaux télévisés, reportages, presse, la question de l’EAS est débattue à échelle nationale.
C’est une conséquence positive de la mobilisation des cheminots. Cette question, souvent restreinte au seul milieu des professionnels du ferroviaire, voir quelques associations d’usagers, s’impose dans la place publique et dans l’ensemble de la société.
L’Inspection du travail détruit les mensonges du gouvernement
Les manœuvres du gouvernement visant à centrer le débat sur l’aspect « légal » ou « illégal » du mouvement ne suffisent pas à escamoter la question centrale de la sécurité et de la conduite à agent seul.
Plusieurs inspecteurs du travail signifient à différentes directions d’établissement la légitimité du droit de retrait. En Champagne–Ardenne et en Alsace, les différents inspecteurs du travail préconisent auprès de la direction la suspension de l’EAS (déployée depuis plusieurs années) le temps de reprocéder à une évaluation des risques à la lumière de l’accident survenu le 16 Octobre.
Le mouvement se poursuit et permet d’imposer à la direction de Champagne-Ardenne un accord de fin de conflit qui acte sur leur périmètre régional :
- Le retour d’un contrôleur pour tous les AGC en circulation à minima jusqu’à la fin des enquêtes
- Une école d’ASCT
- Un accord sûreté régional
- L’accompagnement de 80 % des trains en circulation en Champagne Ardenne par un contrôleur
- Le maintien des autorisations de départ
- L’absence de sanctions pour les cheminots de Champagne-Ardenne s’étant retirés
Un coup de semonce annonciateur d’une entrée massive des cheminots contre la régression sociale à partir du 5 décembre ?
Bien que n’ayant pas à ce jour fait reculer la direction sur le principe même de l’EAS au niveau national, la riposte permet de mettre un coup d’arrêt à son extension et impose dans la région d’où est parti le mouvement un retour en arrière sur la question de l’EAS.
Mais surtout, le droit de retrait exercé par les roulants a soulevé de nombreuses problématiques de sécurité et a démontré la puissance de feu de la CGT à la SNCF, à quelques semaines d’un 5 décembre qui s’annonce comme une des plus grosses grèves interprofessionnelles depuis les 20 dernières années !
2 thoughts on “Le droit de retrait massif des cheminots « roulants » dans tout le pays : un sérieux coup de semonce envers la direction SNCF et le gouvernement !”
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